DEUXIÈME
INSTRUCTION
Les origines des Oblats
En vous parlant ce matin de la retraite, je n’ai rien dit des exercices de
la retraite. Nous reviendrons là-dessus. Peut-être vous parlerai-je plus en
détail du silence, du recueillement, de la fidélité au règlement. Je vous
parlerai ce soir des origines des Oblats: en revenant à notre point de départ,
nous comprendrons mieux notre but et les moyens que nous devons employer pour
atteindre ce but.
Il y a beaucoup de religieux dans l’Eglise. Les Ordres religieux forment une
armée nombreuse et bien équipée. La Révolution sans doute en a diminué le
nombre, mais, à l’heure qu’il est, les religieux ont multiplié leurs
rangs et portent un secours très appréciable à l’Eglise. Pourquoi donc
les Oblats? Que viennent-ils faire au milieu de tant d’autres? Quand Dieu
veut faire naître un ordre nouveau, il inspire directement ou indirectement
les fondateurs, il leur montre un but à atteindre, il les pousse. Puis vient
l’Eglise qui sanctionne l’inspiration de Dieu en acceptant la Règle, en
approuvant les Constitutions.
Il y a quarante ans, quand la Mère Marie de Sales vint à Troyes, elle
n’avait qu’un but, la fondation des Oblats. Dieu l’inspirait et l’y
poussait: voilà nos origines. Qu’était-ce donc que la bonne Mère ? Toute
petite enfant c’était une grande sainte, et il y aurait des choses délicieuses
à dire sur ses premières années. Je raconterai plusieurs de ces choses en
faisant sa Vie. Ce n’est pas là le lieu d’en parler. Religieuse au monastère
de Fribourg, elle était toute jeune, Dieu la favorisait déjà de grâces
surnaturelles extraordinaires. Sa Supérieure, sa maîtresse des novices, lui
ordonnèrent d’écrire ce qu’elle recevait de Dieu. J’ai entre les mains
ce petit cahier que l’obéissance lui fit écrire; je l’ai lu et relu bien
souvent. Si je ne regarde que le côté littéraire, c’est un poème
magnifique, c’est la conquête que le Sauveur fait de cette âme, qui le
suit fidèlement et s’abandonne à lui.
Mais il y a bien autre chose dans cette œuvre vraiment magistrale. Ce sont
nos origines. C’est le Sauveur pressé d’ouvrir son cœur à sa servante
et qui lui montre des moyens nouveaux donnés par la miséricorde de Dieu pour
sauver les hommes. La jeune religieuse est choisie pour être la dépositaire
et la confidente de ces moyens nouveaux. Quel nom donne-t-elle à cet ensemble
de moyens offerts par le Sauveur à sa créature ? Elle appelle cela la Voie;
et ce nom est bien choisi. C’est un chemin, via, chemin dans lequel on
marche avec le Sauveur, on marche sûrement, au milieu des souffrances;
c’est le chemin qui mène aux grâces, à la paix, au Ciel. La bonne Mère
Marie de Sales devait avoir la révélation de la Voie, elle devait la préparer,
l’établir avec le Sauveur, mais elle ne devait pas en être la
dispensatrice extérieure. Que de fois ne m’a-t-elle pas répété que cela
était mon affaire, que c’était moi que Dieu avait choisi pour enseigner la
Voie et l’établir au milieu des hommes. Et je lui répondais que cela
m’ennuyait. Je ne voulais pas de ça. Je ne voulais pas des desseins de Dieu
sur moi. Et Dieu parlait toujours: Dieu parlait par des miracles, miracles que
je raconterai ailleurs.
La bonne Mère ne faisait pas de miracles dans l’ordinaire de la vie. Elle
n’aimait pas les miracles. Tous ceux qu’elle a faits étaient au sujet de
la Voie; ils étaient un rayonnement de la Voie. Quand je lui disais: “Vous
m’empêchez de travailler, de faire de la théologie” —
“Oh! Vous verrez plus tard, me disait-elle, vous lirez dans le livre.”
Mais je ne voyais toujours rien. Parfois quand j’avais refusé de l’écouter,
elle allait aux plus humbles de ses religieuses, leur demander des prières,
des lumières. Il y avait là la Sœur Marie-Geneviève. Je vais vous dire ce
que c’était que la Sœur Marie-Geneviève, afin que vous ayez confiance en
elle. Elle était la domestique de Mme Huguier, la sœur du vieux M. Pigeotte,
le médecin. Elle n’était pas trop sage. Un jour, elle passait devant la
cathédrale et vit un magnifique équipage traverser la place et se diriger du
côté de l’Evêché. Elle allait regarder curieusement; une voix intérieure
lui dit fortement: “Ne regarde pas, fais ce sacrifice et tu verras ensuite,
et je t’accorderai de grandes grâces”. Qui est-ce qui me parle ainsi? se
dit-elle. Ce ne peut être que le bon Dieu! Elle obéit et entra à l’Eglise
sans rien regarder. La même voix intérieure lui dit avec la même force:
“Va-t-en à la Visitation, c’est là où le bon Dieu t’appelle”. Elle
s’en retourna raconter cela à sa maîtresse, et quelque semaines après
elle était à la Visitation. “Vous n’écoutez pas trop notre Mère”, me
disait-elle souvent. “Mais si, lui disais-je, je l’écoute.” —
“Oh! non, mais je vais prier pour vous.” Et j’avais grande
confiance en ses prières.
Un jour un curé que je connaissais beaucoup entre dans ma chambre. “Je suis
un misérable, me dit-il, je n’y tiens plus.” Croyant qu’il s’agissait
de quelque faute contre les mœurs, je le pris par la main et je lui dis:
“Confessez-vous. Tenez, mettez-vous là à genoux. Au nom du Père...” Il
cède, il se met à genoux, récite son Confiteor. Puis il se relève vivement:
“Non, je ne veux pas vous l’avouer en confession; nous sommes trop amis et
ce serait manquer de confiance envers vous. Je ne veux rien vous cacher. Voilà
ce que c’est. Je m’enivre, je me soûle, et avec des liqueurs on ne peut
plus recherchées, avec de la Chartreuse; et il me nomma encore une autre
liqueur que j’ai oubliée. Quand je rentre chez moi et que j’aperçois le
placard où je les serre, je n’y tiens plus, un frisson me prend, une sueur
froide, mes jambes chancellent, je me précipite hors de moi, je bois à même
dans la bouteille jusqu’à ce que je tombe ivre-mort. Je suis perdu, il
n’y a pas de remède”.
Je ne voyais pas de remède en effet. La pensée de la sœur Marie-Geneviève
me vint à l’esprit: elle priera pour lui, et il sera guéri. “Mon ami,
dis-je à ce malheureux, voulez-vous que je vous fasse un prédiction: vous
serez guéri, je vous l’affirme”. — “Dieu veuille vous entendre!” et
il me fit alors sa confession dans tout le repentir de son âme. Quelques
jours après, en confessant les religieuses, je dis à la Sœur Marie-Geneviève:
“Sœur, voulez-vous prier pour une chose bien importante et qui me tient
bien à cœur. Je ne laisserai pas le bon Dieu, répondit-elle, jusqu’à ce
qu’il l’ait accordée”. A sa confession suivante, quand tout fut fini:
“Mon Père, c’est un prêtre”. — “Qu’est-ce que vous me dites, Sœur?
De quoi parlez-vous?” — “Oui, c’est un prêtre. Le bon Dieu lui a
pardonné. Il ne tombera plus; mais qu’il soit fidèle, car il n’a plus guère
à vivre, dix-huit mois peut-être”. La semaine suivante, ma porte s’ouvre;
c’était le curé qui se jetait dans mes bras en s’écriant: “Vous avez
fait un miracle!” — “Oh !
J’ai fait assez de tours en ma vie, je puis bien faire un miracle, une fois
en passant”. —
“Plaisanterie à part, je suis guéri, je ne suis pas retombé, et je
sens bien maintenant que Dieu m’a fait la grâce de ne plus retomber”. Je
l’encourageai dans ses bonnes résolutions, je l’engageai à être fidèle:
la vie est si courte, l’homme est si tôt aux portes de l’éternité.
“Je vous comprends, me dit-il, eh bien! je vais me préparer à la mort”.
Il tint parole, et dix-huit ou vingt mois après il mourait pieusement. Voilà
ce que c’était que la Sœur Marie-Geneviève, et voilà pourquoi il faut
avoir confiance en elle; c’était Dieu qui l’inspirait. Et voilà nos
origines. Soyons fidèles. L’Ecriture Sainte nous raconte l’histoire des Réchabites,
fils de Jonadab. Le regard de Dieu était sur eux, dit-elle, parce que, selon
ce que leur avait recommandé leur père, ils tâchaient d’être fidèles à
accomplir ses volontés. Soyons aussi les vrais Réchabites, les vrais fils de
la Mère Marie de Sales.

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