QUATRIÈME
INSTRUCTION
La pauvreté
Ce soir nous parlerons du second vœu de religion, de la pauvreté. C'est une
chose bien remarquable que Notre-Seigneur s’est réservé à lui seul le
privilège de parler de la pauvreté et des pauvres. Pas un seul mot des
pauvres et de la pauvreté avant les quatre Evangiles. Il fallait, pour
prononcer ces mots, les lèvres adorables de Notre-Seigneur. Zachée seul,
dans l’Evangile même, a dit cette parole: “Seigneur, je vais donner la
moitié de mes biens aux pauvres” (Lc 19:8)
A qui dit-il cette parole? A Notre-Seigneur, parlant à sa personne,
sous son inspiration. On peut donc bien dire que même dans l'Evangile le mot
de pauvreté n'a été prononcé que par des lèvres divines. Est-ce que cela
est arrivé fortuitement, par hasard? Pouvez-vous admettre cela? Dans
l'Evangile, Notre-Seigneur seul parle des pauvres et de la pauvreté, parce
que c'est le mot réservé à lui tout seul. Il y a là donc quelque chose de
particulier. Aussi un grand saint,François d'Assise, ayant voué son cœur au
Sauveur Jésus, sans borne, sans limite, lui ayant voué entièrement son âme,
et voulant en donner un témoignage extérieur au monde tout entier,
qu’a-t-il choisi? La pauvreté. “Tu es mon amie, chante-il. Je cherche en
vain une épouse plus aimée du Sauveur Jésus, qui soit sa privilégiée
entre toutes. C’est toi qu'il a aimée entre toutes, qu'il a aimée le
premier, car avant lui tu n'étais pas aimée. Je cherche et je ne trouve que
toi, ô sainte, auguste et divine pauvreté!”
Des pauvres, sans doute, ont été loués dans l'Ancien Testament; et en cela
l'Ancien Testament fait exception à toutes les histoires, à toutes les littératures
des temps païens. Nous lisons dans l’Ancien Testament l'histoire d'une
pauvre femme, c'est Ruth. Elle quitte son pays; elle vient avec sa belle-mère
dans la terre de Juda accomplir la volonté de Dieu. Elle n'est pas riche:
elle va glaner pour faire cuire un pain sous la cendre et le partager avec sa
belle-mère. Elle va donc glaner dans le champ de Booz. Vous savez ce que
l'Ecriture dit des vertus de Ruth. Un autre pauvre, c'est Tobie. C'est un
ouvrier; il est devenu aveugle; sa femme gagne chaque jour de quoi nourrir sa
famille, sou par sou. Où va-t-elle en journée ? Chez un faiseur de toile.
Voilà bien la pauvreté. Et l'Ecriture la loue comme un témoignage de vertu
chez ces personnes.
Mais si la pauvreté est louée, elle n'est pas placée au premier rang,
principalement dans les temps anciens. La Sainte Ecriture reconnaît que la
pauvreté peut s'allier avec la grandeur d’âme, la générosité. Elle loue
le pauvre, mais non la pauvreté. Notre-Seigneur seul l'a fait. Et quand, dans
la suite, des hommes ont voulu aimer davantage Notre-Seigneur et se rapprocher
de son cœur, ils ont trouvé la pauvreté. Jésus l'a dotée de ses promesses:
“Heureux les pauvres”. Il ne dit pas: “Heureux les pauvres”, parce
qu'ils posséderont la terre, mais parce que “le Royaume des cieux est à
eux” (Mt 5:3). Ils ont le royaume des cieux dans les mains, ils l'ont dans
le cœur. Or, ce qui a fait que tous ces grands saints, instituteurs des
Ordres religieux, ont choisi la pauvreté, c’est que Notre-Seigneur l'a louée,
l'a aimée, l'a pratiquée.
Pratiquerons-nous la pauvreté comme l'a pratiquée saint François d'Assise,
portant la livrée des pauvres, marchant pieds nus, avec des vêtements
grossiers et de la couleur de la pauvreté, jeûnant et macérant notre chair?
Non, notre règle c'est de ressembler au Sauveur Jésus. Si nous aimons la
pauvreté comme l'a aimée le Sauveur Jésus, nous l'aimerons assez. O divin
Maître, comme vous! Ce que nous voulons, c'est vous seul! “Où
demeurez-vous?” — “Venez et voyez!” Nous allons avec vous à Capharnaüm,
comme les Apôtres dont parlait ce matin le Saint Evangile. Que trouvons-nous?
Un logis propre, convenable; c'est la cellule du Sauveur. Ses disciples
passent là deux jours avec lui. Le Sauveur ne reste pas seul, il ne les
laisse pas seuls. J'aime mieux demeurer avec le Sauveur dans la cellule des
bords du lac de Génésareth que d'être dans la cellule de ces humbles
religieux, dans laquelle on a parcimonieusement mesuré l'air et la lumière
par amour pour le Sauveur Jésus! C'est beau et bon, mais je préfère la
cellule même du Sauveur, j'aime mieux faire ce qu’il a fait. Sa cellule n'était
pas dépourvue du nécessaire. Sauveur Jésus, si je voulais comparer votre
cellule à celle de saint François de Sales, je dirais: c’est la même
chose, c’est comme cela qu'il a logé. Venez et voyez!
Notre nourriture sera une vie frugale, mais qui ne sera pas surchargée de
mortifications. Nous devons faire à table ce que faisait le Sauveur. A la
table de Notre-Seigneur beaucoup de choses manquaient: ses ressources n'étaient
pas considérables, c’était le travail de saint Joseph, de la sainte Vierge,
de Notre-Seigneur lui-même qui les procurait. Le pain qu'on y mangeait avait
été acheté au prix des sueurs d’un Dieu. O pain que tu es précieux et
comme tu sanctifies celui qui le mange! Et voilà aussi le pain que nous
mangeons.
Notre vêtement a-t-il quelque chose d'extraordinaire ? Non, il est ce qu'était
le vêtement du Sauveur Jésus. Chacun de nous aura cette extrême propreté,
ce soin incomparable, dont la Sainte Vierge environnait les vêtements de son
Fils. Chacun aura le soin que le Sauveur avait lui-même de ses vêtements.
Quand l'apôtre saint Paul suppliait les Corinthiens de se montrer de vrais
chrétiens, ce qui le touchait davantage dans son cœur d’Apôtre, c’était
de les supplier de se montrer chrétiens par la manière d'être de Jésus-Christ,
afin de les voir semblables au Sauveur, “par la douceur et l’indulgence du
Christ [per modestiam Christi]” (2 Co 10:1). La bonne Mère Marie de Sales a
dit, en parlant des Oblats, qu'on verrait le Sauveur marcher sur la terre.
C'est lui qu'on verrait saluer les hommes, s’entretenir avec eux, “per
modestiam Christi”. Voilà notre forme, notre vêtement. Quelle force,
quelle grâce n'y a-t-il pas à porter le vêtement de Jésus-Christ!
Cela me rappelle un fait qui m'est arrivé avant-hier. Je voyais deux
Religieuses, l'une Supérieure générale de sa Congrégation, l'autre son
Assistante. Cette assistante me disait: “Voyez à quoi tient une vocation.
J'étais très décidée à entrer dans le monde; j'avais l'espérance d'un
magnifique mariage et d'entrer dans une famille opulente. Voici que des Sœurs
de cette communauté viennent soigner mon père qui était malade de la
maladie dont il mourut. Une de ces Religieuses obligée de rester, couche à
la maison. Elle se décoiffe devant moi, ôte son voile et le plie avec
quelque chose de si respectueux dans ses mouvements et son attitude, que je
fus émue jusqu'au plus profond du cœur. Si dans la vie religieuse on va
jusque-là, on pousse la sainteté si loin, me disais-je en moi-même, c’est
ce qu'il me faut. Et tout ce que mon cœur rêvait est mis de côté et oublié,
et dès lors, je pris la résolution de me faire Religieuse, parce que j'avais
vu une Religieuse plier son voile avec respect”.
Baisons avec respect en nous habillant, le matin, notre vêtement religieux,
notre soutane, comme la tunique de Jésus-Christ, comme cette robe sans
couture que lui avait tissée la sainte Vierge, afin d'obtenir la grâce d'être
entièrement revêtus du Sauveur Jésus, des pieds à la tête. La partie que
j'appellerai, non pas la plus poétique, mais la plus harmonieuse, dans la vie
religieuse, celle qui sollicite le plus vivement le cœur et l'imagination,
c'est la pauvreté. Prenez les annales des Ordres religieux anciens, que de
choses délicieuses, que d'admirables récits à propos de la pauvreté! On
sent que c’est là que le cœur de Dieu vient déposer le plus de bonheur.
Je ne vous citerai qu'un de ces faits qui ne s'est pas passé bien loin d'ici
et qui est arrivé à saint Bernard. Un religieux, dit le chroniqueur, ne
voulait point mourir, et ses frères attendaient son dernier soupir. Ce
religieux lève la tête de dessus l'oreiller: “Mes frères, dit-il ce n'est
pas maintenant que je vais mourir”. — “Mais nous vous en prions, lui
disent les autres moines, acceptez maintenant la volonté de Dieu, ne la
contrariez pas”. — “Oh! je ne la contrarie pas, mais le moment de la
mort n’est pas encore venu, ce ne sera que dans deux jours. Faites-moi tout
de même la toilette de la mort. Apportez de l'eau pour me laver les pieds et
les mains; allez chercher les vieux vêtements usés, le manteau, la robe, le
scapulaire qu'on met aux religieux après leur mort. J’ai un grand désir
que vous m'habilliez ainsi, afin de mieux me préparer à la mort”.
On va trouver saint Bernard qui acquiesce au désir du mourant. On le
lave, on lui met les habits des morts. Il entre aussitôt dans une
contemplation profonde. Le lendemain midi il dit aux religieux qui l'entourent:
“Faites silence, voilà saint Jean l'Apôtre bien-aimé qui vient
s’entretenir avec moi; il est assis là sur la petite sellette où tout à
l'heure l'infirmier était assis”. Et il s'entretenait à voix basse, il
s’entretenait avec saint Jean. Le soir venu: “Faites silence davantage,
leur dit-il, là est assise la très Sainte Vierge Marie; elle vient
m'encourager, elle vient me donner l'espérance”. Et toute la nuit il
s'entretint avec la Sainte Vierge. Le lendemain matin: “Mes frères, leur
dit-il, mettez-vous tous à genoux, voilà le Sauveur lui-même qui vient, lui
aussi, s'entretenir avec moi”. L'entretien se prolonge, et quand il est
fini, le religieux ferme les yeux, et son âme s'envole vers Dieu.
Quel est le sens de ces apparitions? et quelle est aussi la réflexion de
l'auteur qui rapporte ces faits? Ce religieux était un extrême amateur de la
pauvreté. Pour avoir les faveurs du Sauveur à sa mort, il voulut à ce
moment suprême être habillé en pauvre. Quand un religieux monte au ciel,
les anges chantent: “Portes, levez vos frontons, élevez-vous, portails
antiques, qu’il entre le roi de gloire!” (Ps [24] 23:7). C'est le roi de
gloire qui entre. La gloire du religieux, c’est d'être pauvre. Son royaume,
c’est le rien, ce n'est pas autre chose que ce que le Sauveur a aimé. La
pensée mère, la pensée toute entière des Ordres religieux, c'est la
pauvreté; le moyen de connaître le plus intimement le Sauveur, c'est la
pauvreté. Donc, mes chers amis, ne négligeons pas ce moyen. Nous avons fait
le vœu de pauvreté; soyons réellement pauvres; ne laissons pas perdre un trésor
si précieux. Car on aime le Sauveur lorsqu'on s'habille comme Lui, qu'on se
loge, qu’on se nourrit comme Lui, qu'on l'imite dans ses manières, ses
allures, ses paroles, ses habits. Plus vous deviendrez conformes au Sauveur,
plus vous l’aimerez et plus il vous aimera.
Je ne m’étends pas davantage sur la pratique de la pauvreté, relisez ce
que dit la Règle au chapitre de la pauvreté. Les prescriptions sont claires:
relisez-les, et faites toutes choses pour ressembler à celui pour qui vous
faites toutes choses, et qui vous donnera de le connaître et de l'aimer,
maintenant et à jamais.

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