Retraites 1885
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DEUXIÈME
INSTRUCTION
L’obéissance, sa théorie
Je vous rappelle que l’instruction du matin aura lieu à 9 heures et celle
du soir à 6 heures, et en dehors des exercices communs, chacun reste libre de
faire en son temps ou de modifier les autres exercices particuliers, tels que
la lecture, les examens. Je laisse cette liberté afin que chacun utilise
davantage sa retraite. La retraite de cette année a une importance bien
grande. Nous sommes en face d'un incertain rare: rien autour de nous ne paraît
assis, assuré, nulle part. Un même courant entraîne les peuples et les
particuliers dans un même esprit volage. Un affaissement énorme s'est
produit dans les âmes: ce n'est pas comme il y a quelques années. Non
seulement la manifestation extérieure de la foi est arrêtée, mais même la
pratique personnelle d’un chacun. Aujourd’hui,
en prenant l'ensemble des religieux nous ne trouverons pas des chrétiens
aussi complets qu’il y a un siècle ou deux. Serait-ce, comme dit l'Apôtre,
que la grâce de Dieu s'est raccourcie? Non, mais les volontés ont diminué.
Ce soir, nous nous entretiendrons d'une question grave, du vœu d'obéissance.
L’obéissance est la condition essentielle de toute créature. Je
n'ai pas à vous faire de discours philosophique là-dessus. Mais pourquoi la
matière existe-t-elle? et pourquoi change-t-elle ou modifie-t-elle sa forme?
Elle le fait suivant les ordres qu’elle a reçus du Créateur. La matière
toute entière obéit. La science n'est autre chose que la connaissance de
l'obéissance de la matière. La matière obéit à des lois, et la
connaissance de ces lois, c’est la science. La matière obéit fatalement,
elle ne peut se soustraire à l'obéissance; cette obéissance est chez elle
tellement forte, tellement complète que, lorsqu'elle semble y déroger,
c’est qu'elle obéit à une loi plus élevée dont nous n’avons pas la
connaissance. Tout obéit dans la nature, le soleil, les étoiles.
Le fleuve de l'Amazone, qui nous occupe beaucoup maintenant, obéit, et il obéit
avec une précision mathématique. Le fleuve de l'Amazone a trente lieues de
largeur; s'il avait des crues et des retraits, le pays serait absolument
inhabitable, la chaleur du soleil décomposerait les dépôts de matières
animales et végétales laissées par les eaux, et il serait impossible à
tout être vivant d'habiter ces parages. Mais le fleuve obéit, il reste dans
son lit, toujours au même niveau. Les affluents de droite lui versent leurs
eaux pendant six mois de l'année et pendant ce temps les affluents de gauche
restent à sec ou ne lui apportent qu'un faible et imperceptible tribut. La sécheresse
des uns est compensée par la surabondance des autres.
Vous voyez, mes amis, tout obéit. Si une créature se soustrayait à l’obéissance,
elle se placerait en dehors de la loi de son existence. Les animaux obéissent:
l’instinct de leur conservation et de leur perfection matérielle fait leur
loi. L’obéissance est le grand point. Nous nous figurons, quand nous nous
soustrayons à l'obéissance, que nous faisons un acte libre, un acte supérieur,
un acte individuel, un acte grand. Nous pensons que nous avons retiré quelque
profit: c'est une erreur. La désobéissance est chez nous la violation d'une
loi, rigoureuse, non seulement de perfectionnement, mais d'existence. Plus
l'obéissance est défectueuse, plus la fin de notre être est prochaine; plus
l'obéissance est parfaite, plus le but de notre être est près d’être sûrement
atteint. La raison en est mathématique. L'acte le plus beau, le plus sublime
de l'homme, c’est l'acte d'obéissance. La terre suit fatalement la pente
qui lui a été imprimée; l'animal obéit fatalement à son instinct dans
telle ou telle fonction qu'il remplit. L'homme est libre, il acquiesce
librement à la loi, et il se pose ainsi au rang le plus élevé des êtres,
c’est là sa gloire. Comprenez bien ce principe. Ce principe vous aidera, il
vous fera du bien. Il nous semble que c'est plus agréable de suivre sa volonté.
Ne voyons pas ainsi, c'est une erreur fatale. Obéir, voilà le fait: il faut
obéir. Avec l'obéissance on arrive à la fin de tout. La science parfaite,
c'est la science complète de la loi. Ce qui n'obéit pas, va fatalement à sa
perte, à son anéantissement physique toujours, moral presque toujours.
L’obéissance, comment s’apprend-elle? Vous, êtres raisonnables, que
ferez-vous pour apprendre à obéir? A quel maître irez-vous? A la porte de
quelle école philosophique frapperez -vous? Ecoutons saint Paul: “Tout Fils
qu’il était, [Jésus] apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance”
(He 5:8). Voilà où Notre-Seigneur a appris l'obéissance. C'est par les
souffrances qu’il a acquis cette science. Voilà la seule école et il n'y
en a pas d’autre. Ecoutez la sagesse populaire. On ne devient riche qu'à
ses dépens; on n'apprend qu'à ses dépens. Voilà l’axiome, et il est vrai:
il faut souffrir, il faut pâtir pour apprendre l’obéissance. Le Christ était
Dieu; il avait la connaissance pleine et entière de toute chose; il a voulu
apprendre l'obéissance par ses souffrances. Donc ce qui ne s'appelle pas
peine, ne s'appelle pas obéissance, et il n'y a jamais de vertu d'obéissance
sans souffrance, et on ne peut connaître l'obéissance, on ne peut en avoir
le sens sans la souffrance. Voilà pourquoi notre saint Fondateur, dans la
direction d’intention, nous fait accepter “comme venant de la main de Dieu”
tout ce qui sera pénible dans l'obéissance; la croix est toujours attachée
à l’acte d’obéissance. C'est donc la souffrance, c'est donc la croix qui
fait le mérite. Toutes les fois que l'obéissance ne fait pas souffrir, ce
n’est pas une réelle obéissance. C'est la doctrine de saint Thomas. L'obéissance
que l'on fait sans difficulté, sans souffrance, est une obéissance affaissée,
imparfaite. L’obéissance du vœu elle-même n'est pas complète, si elle
n'est pas marquée du signe de la croix du Sauveur Jésus. Ce n'est pas l'obéissance
réelle, l'obéissance telle que l'a apprise et pratiquée Notre-Seigneur,
l'obéissance qui s'accomplit toujours dans la souffrance soit du corps, soit
de la volonté, soit de l'intelligence par l'abaissement du jugement. L'obéissance
complète et qui est réellement vertu ne se trouve que dans ces conditions.
Nous ne pouvons avoir de vertu que dans le signe de la croix.
Donc, il faut prendre la résolution d'accepter l'obéissance, même et
surtout quand elle ne plaît ni à nos goûts, ni à notre jugement, ni à
notre volonté. Mes bien chers fils, disait saint Bernard, mes chers
petits enfants, prenez bien garde d'obéir parce que cela vous plaît. Vous
n’auriez d’autre mérite que la plante, que le soleil: ils obéissent à
la loi de la nature. Ce n'est point ce que doit faire l'homme, le religieux.
Il doit placer la croix sur son cœur, et l'y sentir toujours. Quand je vous
donne une obéissance, il faut faire comme l'épouse du Cantique, la placer
comme un sceau sur votre bras, comme un sceau sur votre poitrine (Ct 8:6). Pénétrez-vous
bien de cette vérité essentielle et croyez, après saint Bernard, après
saint François de Sales, après le Docteur Angélique, que l'obéissance
apporte toujours avec elle la croix et la souffrance.
Comment se pratique l'obéissance, quel est son objet? L'objet de l'obéissance,
c’est la Règle, le Directoire, les ordres du Supérieur général, les
ordres des Supérieurs particuliers, les ordres de ceux qui, sans être nos
supérieurs, ont reçu quelque charge, quelque emploi. L'obéissance s'étend
jusque là. Toutes ces obéissances, sans doute, n'obligent pas au même degré,
toutes les obéissances n’imposent pas une grave obligation. Mais pour
pratiquer la vertu d'obéissance telle que l'entendent saint Bernard et saint
François de Sales il faut aller jusque là. De grâce, dit encore saint
Bernard, faites bien attention: de qui le Sauveur a-t-il accepté sa croix?
Est-ce du prince des prêtres, de Caïphe? est-ce du gouverneur de la Judée,
Ponce-Pilate? Qui lui a imposé ce fardeau? Un vil soldat, un homme de rien a
chargé ses épaules de ce fardeau immense. Jésus a-t-il refusé? A-t-il dit:
“Cette croix vient de vous, je n'en veux pas. Je dois mon obéissance, je
dois soumettre mon jugement aux princes de mon peuple, à Caïphe et non à
vous. C'est le peuple romain qui doit charger mes épaules de ce fardeau”.
Non, il ne l'a pas fait. Et vous, obéissez au plus petit d'entre vos frères,
acceptez, ne refusez pas. Comprenez bien cela, prenez une résolution bien
forte, bien ferme d'accepter toujours la croix sanglante du Sauveur, de
quelque main qu'elle nous vienne; si elle nous vient d'en-bas, nous aurons une
ressemblance plus intime avec lui. Sans doute, ce n'est pas un péché énorme
de ne pas obéir tout à fait à quelqu'un qui est presque notre égal,
d'ordinaire ce n’est pas un péché mortel; il faut néanmoins faire
attention. En se soustrayant à une obéissance grave, on peut aller
quelquefois jusqu'à une faute mortelle. C'est le sentiment des théologiens.
L'obéissance nous oblige toujours et pour toujours; il faut être attentifs
à toutes les particularités.
Je sais bien que l'obéissance est difficile, laborieuse, qu'elle exige la
mort de l'individu. Rien ne me coûte à moi comme l'obéissance. Ni la
pauvreté, ni la chasteté, ni le dévouement, ni la mort, ni le martyre,
quand Dieu donne la grâce, ne sont aussi difficiles. Non, rien n'est pareil
à l'obéissance. C'est un labeur, c'est une croix qui est toujours là pour
nous écraser, pour nous anéantir. C'est, nous dit saint Thomas, la mort du
martyre, et du martyre de la croix. Méditons bien cela. Je n’entre pas dans
les détails de l'obéissance: cela se comprend. Obéissez au Supérieur général;
obéissez à ceux qui dirigent les études, à tous ceux qui peuvent et
doivent commander. Encore une fois, si le manque d'obéissance n'est pas
toujours une faute grave, il n’en est pas moins vrai qu'il est toujours une
faute, puisqu'il provient de l'orgueil ou de tout autre vice contraire à
quelque vertu théologale ou morale.
Quels sont les gardiens de l'obéissance? Lorsqu'on a appris à obéir,
qu’on est bien instruit de la pratique de cette vertu, qu'est-ce qui protégera
cette pratique, son existence, sa vie en nous? Il y a trois moyens pour
conserver l'obéissance: la discrétion, l'humilité, la charité.
La discrétion vraie et religieuse. Vous devez vivre en communauté. La
communauté est régie par un ensemble de règles, d'observances auxquelles
vous devez fidélité et respect. Mais si vous allez indiscrètement dire
votre sentiment sur telle ou telle mesure, croira-t-on que vous êtes obéissant?
Non. Vous avez jugé, vous avez prononcé. D'abord la grâce de Dieu vous fera
défaut. Puis ce péché que vous avez fait vous obscurcira l'intelligence,
vous ne comprendrez plus. Voilà la cause de la plupart des manques d'obéissance,
du déchet de l'obéissance dans les communautés. Est-ce que cela vous
regarde? Etes-vous chargé de juger et de critiquer? Qu'avez-vous à faire?
Votre classe, vos travaux manuels. “Mais, mon Père, vous nous rabaissez”.
— “Non, je vous élève, je vous élève à la hauteur des anges, à la
hauteur de Dieu, et c’est vous qui vous rabaissez”. Cette indiscrétion
porte à juger tel ou tel, selon ses sentiments personnels, mais dès lors que
vous n’avez pas été chargé de juger, cela ne peut vous faire que du mal,
à vous comme à celui sur qui vous faites tomber votre blâme ou vos soupçons.
On manque beaucoup à la discrétion. C'est une blessure profonde que l'on
fait au corps de la communauté. Rompez, brisez avec ces habitudes.
Donc, discrétion dans l'emploi de votre charge, discrétion pour garder le
secret des lettres que vous recevez, discrétion avec les personnes avec
lesquelles vous êtes en rapport. Si vous manquez à la discrétion, vous
manquez à la communauté, vous détruisez l’œuvre de Dieu. La communauté
est quelque chose, c'est un composé de volontés, d'actes. Dieu lui a donné
une fin. C'est un édifice qui doit s’élever jusqu’au ciel, et vous en
arrachez les pierres et vous en ébranlez les assises, et vous retardez son
achèvement, sa perfection. Oh! l'indiscrétion! Je vous en conjure soyez
discrets! Si vous ne l'êtes pas par nature, si vous ne l'êtes pas par éducation,
soyez-le par religion! Demandez à Dieu cette vertu. Le jour où vous en aurez
le désir dans le cœur, vous posséderez cette vertu. Dieu garde cette grâce
pour vous la donner; il faut au moins que vous en ayez la volonté. L'humilité,
c'est la seconde gardienne de l'obéissance. Vous êtes rempli de vous-même.
Celui qui vous commande ne vous va qu’à la cheville du pied. Vous
n'acceptez que ce que vous comprenez et appréciez, vous méprisez tout le
reste. Comment obéir avec cela, puisque l'obéissance est la suprême vertu,
une vertu plus difficile et plus grande que le martyre, pour laquelle par conséquent
il faut une grâce plus énergique que pour le martyre. Est-ce que Dieu
choisit le superbe pour lui donner sa grâce? Enfin, la charité est la troisième
gardienne de l'obéissance. Vous n'aimez pas votre frère; vous n'avez pas
pour lui les entrailles de Jésus-Christ. Il a ses misères, mais vous,
n'avez-vous pas les vôtres? Elles sont derrière votre dos et vous ne les
voyez pas. Vous ne voyez pas en votre frère le rayon divin du baptême; vous
ne voyez pas son nom écrit dans les cieux, ce nom qui signifie l'une des
perfections divines, l’amour que Dieu a pour lui, et vous voulez que Dieu
vous donne la grâce de l'obéissance, la grâce méritée par la croix? Cette
grâce, dit saint Bernard, qui a coûté au Sauveur tout le sang de son cœur.
Protégez donc bien par l'humilité, par la discrétion, par la charité,
cette sainte vertu d'obéissance, afin que l'obéissance garde votre âme
jusqu'au jour où, paraissant devant Dieu, elle se confondra avec lui dans le
bonheur, dans le repos, dans la lumière. Car, dit saint Bernard, celui qui se
sera fait à la similitude divine, en entrant au ciel aura la claire vision;
Dieu étendra son âme, comme fut étendue la toison de Gédéon, sur
l'immensité de son être, parce qu'il n'aura vu autre chose en elle que sa
volonté.
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